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DES RATS AFFOLÉS EN FUITE

Quand un stocké vivant dans l’espace gigabit vient de subir un choc terrible, on ne lui donne pas un alcool fort ni un lit où se reposer. Pourtant, parfois, cela le remet d’aplomb si vous faites semblant de le faire.

— Tu devrais te reposer un peu, me conseilla Albert.

— Laisse-moi t’installer confortablement, mon pigeon, murmura Essie.

Un instant plus tard, grâce à Essie, j’étais étendu dans un hamac (irréel) sur le lanai (métaphorique) de ma maison (un simple bit) face à la mer de Tappan. Ma chère Essie portable se pencha vers moi et me glissa un verre (inexistant) dans la main. Une margarita glacée avec juste ce qu’il fallait de sel au bord du verre. Le cocktail était aussi délicieux que s’il eût été vrai.

J’étais le centre d’attraction.

Essie, assise à côté de moi, me caressait les cheveux avec amour, l’air inquiet. Albert, installé au bord d’une chaise longue, se grattait l’oreille avec le bout de sa pipe sans me quitter des yeux. Une scène intime et familière. Mais il y avait encore d’autres gens. Julio Cassata, ce qui n’avait rien de surprenant. Il faisait les cent pas sur le gazon au bas des marches du lanai. À chaque fin de circuit, il me jetait un regard interrogateur. Je ne fus pas surpris non plus de voir Alicia Lo, perchée sur un rocher au bord du lanai.

En revanche, je fus surpris de découvrir un inconnu. Un Heechee.

Je n’étais vraiment pas disposé à avoir encore des surprises.

— Bon Dieu, que se passe-t-il ? criai-je en me dressant sur mon séant.

Je n’avais pas parlé méchamment, mais sur un ton de reproche, je crois.

Essie sut comment réagir.

— Je ne sais pas si tu te souviens de Double-Bond. (Je ne m’en souvenais pas.) C’était un des délégués heechees au conseil de Mâchoires.

De vagues réminiscences me revinrent. Il y avait eu un ou deux Heechees là-bas… Et oui, l’un d’eux était un Ancien, comme celui-là, avec des yeux caves et un duvet rare sur le crâne.

— Je suis content de te revoir, dis-je. (Je bus la dernière goutte de margarita et criai de nouveau :) Bon Dieu, que se passe-t-il ?

Cette fois, mon regard était tombé au-delà du décor simulé de la mer de Tappan. Je découvris que nous étions dans l’Amour. Rien d’étonnant en soi. Seulement, une grisaille tachetée brouillait l’écran, signe que nous voyagions plus vite que la lumière. Les capteurs extérieurs de mon vaisseau me le confirmèrent. Puis, regardant le « rétrologue », je vis Mâchoires se réduire à un point minuscule. Quelque chose avait changé, mais quoi ? Je ne pris pas le temps d’y réfléchir. Le plus important était que nous étions en route pour quelque part. Or je ne m’y attendais pas du tout.

— Où allons-nous ? beuglai-je.

Albert toussa avant de répondre :

— Il s’est produit quelques développements pendant que tu travaillais à l’aide de ton double.

— Nous n’avons pas osé te déconcentrer, m’expliqua Essie, gênée. Désolée. Mais tout va bien, mon grand chéri. Tu es sain et sauf dans l’Amour, comme tu le vois.

— Tu ne m’as pas répondu !

Elle posa une main sur ma joue. Elle était tiède et douce.

— Nous allons à la source, dit-elle sobrement. Dans le kugelblitz. Le pays de l’Ennemi, et aussi vite que possible.

Je retournai sans résister dans l’agréable décor de la mer de Tappan. Je me sentais désorienté. Essie m’avait préparé une deuxième margarita et je pris le verre machinalement. Puis je tentai de reconstituer le déroulement des événements. Nous avions quitté Mâchoires… Soudain, un détail me revint en mémoire.

— La flotte est partie ! criai-je.

— Exactement, fit Albert. Nous sommes à leurs trousses.

— Et contre les ordres, précisa Julio Cassata.

— Mâchoires ne peut nous donner d’ordres, répliqua Essie sur un ton cassant.

— Pas à vous, certes, mais à moi, oui. Et nous ne les respecterons pas. C’est là une opération militaire, après tout.

— Militaire ! grognai-je.

Fixant Cassata, je me demandai si j’avais bien deviné ce qu’il avait sous-entendu. Il haussa les épaules. J’interprétai sans mal ce geste. Oui, j’avais deviné juste.

— C’est insensé ! criai-je. (Il haussa de nouveau les épaules.) Mais… commençai-je. Mais… Mais je ne suis pas prêt à affronter encore un long voyage !

Essie m’embrassa.

— Cher Robin, nous n’avons pas le choix. Nous ne pouvons pas faire confiance à la flotte de Mâchoires. Dieu sait quelle idiotie ils pourront faire !

— Mais… Mais sur le Rocher Ridé…

— Il n’y a plus rien pour toi sur le Rocher, me dit Essie avec tendresse. Les adieux sont terminés. Et la fête est finie.